3
LES MORTS DE L’IMMORTEL
Et sous leurs yeux, la statue descendit de son estrade, les traits inexpressifs, les membres raides… puis son visage se fit de chair sans rien perdre de sa pâleur ivoirine, son armure vira au noir, et ils eurent devant eux une personne réelle et vivante, qui toutefois ne les voyait pas.
Le décor s’était profondément modifié autour d’Hawkmoon, et il sentit en lui quelque chose qui le tirait de plus en plus près de l’être qu’était devenue cette statue. Ce fut comme si leurs deux visages se touchaient, et l’autre restait pourtant inconscient de sa présence.
Puis Hawkmoon vit par les yeux d’Elric. Hawkmoon fut Elric. Erekosë aussi.
Il dégageait du corps de son plus grand ami la noire lame. Il était en larmes en la tirant. Elle finit par abandonner le cadavre, il la rejeta, elle atterrit avec un étrange bruit mat. Puis il la vit bouger, glisser vers lui. Elle s’immobilisa, mais pour mieux l’épier.
À ses lèvres il porta une grande corne et prit une inspiration profonde. Il avait à présent la force d’y souffler si faible eût-il été quelques instants auparavant : l’énergie d’un autre l’habitait.
La note monta, puissante et solitaire. Puis le silence tomba sur la plaine rocheuse. Le silence attendit dans les hautes et lointaines montagnes.
Une silhouette commença de se matérialiser dans le ciel. Ombre immense qui n’eut soudain plus rien d’une ombre, fut un contour que les détails se mirent à remplir. C’était une main gigantesque, et elle tenait une balance dont les plateaux oscillaient, erratiques. Puis les oscillations se ralentirent et les plateaux finirent par atteindre un équilibre parfait.
Vision qui ne fut pas sans lui apporter un certain réconfort dans sa douleur et il lâcha la corne.
— Voilà au moins quelque chose, s’entendit-il dire, et si c’est une illusion, elle est rassurante.
Mais alors qu’il se retournait, il vit que l’épée s’était dressée dans l’air de son propre chef et qu’elle le menaçait.
— STORMBRINGER !
La noire lame le pénétra, entra dans son cœur, but son âme. Des larmes roulèrent de ses yeux tandis que buvait la lame et cette part de lui-même sut qu’elle ne connaîtrait plus jamais nul repos.
Il mourut.
Tomba de son corps tombé, redevint Hawkmoon. Redevint Erekosë.
Les deux aspects du même regardèrent l’épée s’extirper de la dépouille du dernier des Glorieux Empereurs. Ils la virent commencer à changer de forme, se faire, dans l’enveloppe subsistante d’une lame, proportionnellement humaine, se tenir sur l’homme qu’elle s’était conquise.
C’était cette créature qu’Hawkmoon avait vue sur le Pont d’Argent, vue sur l’île, et elle souriait.
— Adieu, ami, dit-elle. J’étais mille fois plus mauvais que toi.
Et elle se jeta dans le ciel avec un rire satanique, raillant la Balance Cosmique, sa très ancienne ennemie.
Et elle disparut, le décor s’évanouit, la statue du prince de Melniboné se dressa de nouveau sur son socle.
Hawkmoon hoquetait, comme réchappant de la noyade. Son cœur battait horriblement.
Il vit le visage d’Oladahn ravagé de tics, ses yeux encaissant le choc, vit le front plissé d’Erekosë, vit Orland Fank se frotter le menton. Il vit les traits sereins de l’enfant. Il vit John ap-Rhyss, Emshon d’Ariso et Brut de Lashmar, et sut en les voyant que la scène, pour eux, n’avait rien eu de perturbant.
— Voilà qui nous apporte confirmation, dit Erekosë. Cette créature et l’épée sont une seule et même chose.
— Souvent, dit l’enfant. Mais il arrive que son esprit entier n’habite pas l’épée. Kanaja n’était pas toute la lame. (Il refit son geste.) Regardez encore.
— Non, dit Hawkmoon.
— Regardez encore.
Une autre statue quitta sa place.
L’homme était beau et il n’avait qu’un œil, qu’une main. Il avait connu l’amour, connu la souffrance, et de l’un avait appris comment l’autre endurer. Il avait les traits calmes. Quelque part la mer se fracassait. Il était rentré chez lui.
Et Hawkmoon de nouveau se sentit absorbé, sut qu’Erekosë aussi était absorbé. Corum Jhaelen Irsei, prince à la Robe Écarlate, Dernier des Vadhaghs, qui s’étant refusé à craindre la beauté y avait succombé, refusé à craindre un frère avait été trahi, refusé à craindre une harpe avait fini par elle occis, qui était de retour chez lui, banni d’un lieu où il n’avait pas sa place.
Il émergea d’une forêt et se tint sur un rivage. La mer allait bientôt se retirer, découvrant la chaussée qui menait au Mont de Moidel où il avait été heureux avec une femme de la race mabden à la courte vie qui était morte, le laissant seul – car d’une telle union rarement naissaient des enfants.
Le souvenir de Medhbh déjà s’effaçait mais celui de Rhalina, Margravine de l’Est, ne pouvait s’estomper.
La digue apparut et il s’y engagea. Le château sur le mont de Moidel était désormais désert, à l’évidence, portait les stigmates de l’abandon. Un vent chuchotait entre les tours, mais c’était un vent ami.
À l’autre bout de la chaussée, dans l’entrée donnant sur la cour du château, il vit un être qu’il reconnut… une créature de cauchemar, bleu verdâtre pour la couleur, accroupie sur quatre jambes, dotée de quatre bras musculeux et d’une tête barbare dépourvue de nez, avec des narines qui s’ouvraient directement dans le visage au-dessus d’une large bouche au sourire grimaçant, garnie de dents acérées, et des yeux à facettes comme ceux d’une mouche. À sa ceinture, des épées de facture étrange. C’était Kwll, le Dieu Perdu.
— Salut à toi, Corum.
— Salut à toi, Kwll, massacreur de dieux. Où est ton frère ?
Il avait plaisir à voir son ancien et réticent allié.
— S’occupant comme bon lui semble. Nous mourons d’ennui et nous apprêtons à quitter le multivers. Nous n’y avons pas notre place comme tu n’y as pas la tienne…
— C’est là ce qu’on m’a dit.
— Nous allons entreprendre un de nos voyages, du moins jusqu’au temps de la prochaine Conjonction. (Kwll montra le ciel.) Il nous faut nous hâter.
— Ou allez-vous ?
— Il existe un autre endroit, abandonné par ceux qu’ici tu as détruits, un endroit où l’on a toujours besoin des dieux. Corum voudrait-il nous accompagner ? Le Champion Éternel est tenu de rester mais Corum peut venir.
— N’est-ce pas le même être ?
— Si fait. Mais ce qui n’est pas cet être, ce qui n’est que Corum, celui-là peut venir avec nous. C’est une aventure.
— Je suis las des aventures, Kwll.
Le Dieu Perdu sourit.
— Réfléchis. Il nous faut une mascotte. Il nous faut l’énergie qui est tienne.
— De quelle énergie s’agit-il ?
— De celle de l’Homme.
— Tous les dieux en ont besoin, n’est-ce pas ?
— Oui, reconnut Kwll avec quelque répugnance, mais elle manque à certains plus qu’à d’autres. Rhynn et Kwll ont Kwll et Rhynn, mais que tu te joignes à eux les amuserait.
Corum fit non de la tête.
— Tu comprends que, passé la Conjonction, tu ne pourras survivre.
— Je le comprends, Kwll.
— Et désormais tu sais, je suppose, que ce n’est pas vraiment moi qui ai détruit les Seigneurs de la Loi et du Chaos ?
— C’est mon sentiment.
— Je n’ai fait qu’achever un travail commencé par toi, Corum.
— Tu es trop bon.
— Je dis ce qui est. Je suis certes un dieu vantard, sans loyauté aucune, sinon envers Rhynn. Mais, à tout prendre, je suis un dieu de vérité. Je ne partirai pas sur un mensonge.
— Merci, Kwll.
— Adieu.
La barbare entité disparut.
Corum traversa la cour, traversa des étendues poussiéreuses de salles et de couloirs, monta jusqu’à la plus haute tour du château d’où son regard portait loin sur la mer. Et il sut que le beau pays de Lwym-an-Esh était à présent noyé sous les flots, qu’il n’en surnageait que des fragments épars. Il soupira, mais il n’était pas malheureux.
Il vit une noire silhouette s’approcher de lui, gambadant sur l’eau, son sourire forcé, son regard insistant, insinuant.
— Corum ? Corum ?
— Je te connais, dit Corum.
— Puis-je te rejoindre, Corum ? Je puis tant faire pour toi. J’aimerais être ton serviteur.
— Je n’ai pas besoin de serviteur.
La silhouette se tenait sur les vagues, oscillant à leur rythme.
— Laisse-moi entrer dans ton château, Corum.
— Je n’ai que faire d’invités.
— Je puis t’amener ceux que tu aimes.
— Ils sont déjà près de moi.
Et Corum se dressa sur les créneaux, éclata de rire au nez de la noire silhouette, en méprisa la joie mauvaise. Et il sauta, pour que son corps allât s’écraser sur les rochers au pied du mont de Moidel, pour qu’enfin son esprit en fût libéré.
Et la noire silhouette hurla de rage, de frustration, puis elle finit par hurler de peur…
— C’est la dernière créature du Chaos, non ? dit Erekosë quand la scène se fut dissipée, que la statue de Corum eut regagné sa place.
— Sous cette apparence, dit l’enfant, ce n’est plus grand-chose…
— Je l’ai tant de fois connue, reprit Erekosë. Il lui est même arrivé d’œuvrer pour le bien…
— Le Chaos n’est pas intégralement mauvais, dit l’enfant. Ni n’est la Loi entièrement bonne. Ce sont là, au mieux, dichotomies primitives ne représentant que des préférences constitutionnelles chez les individus hommes ou femmes. Il y a d’autres éléments…
— Vous parlez de la Balance Cosmique ? dit Hawkmoon. Du Bâton Runique ?
— Que vous dites Conscience, hein ? fit Orland Fank. Mais pourriez-vous y donner le nom de Tolérance ?
— Tous sont primitifs.
— Ah, vous consentiriez à l’admettre ? s’étonna Oladahn. Alors, par quoi les remplacer qui serait préférable ?
L’enfant sourit mais s’abstint de répondre.
— Souhaitez-vous en voir plus ? demanda-t-il à Hawkmoon et à Erekosë.
Ils secouèrent la tête.
— La noire silhouette nous harcèle, dit Hawkmoon. Elle manigance notre mort.
— Elle a besoin de votre âme, dit l’enfant.
John ap-Rhyss intervint d’une voix calme :
— Il court dans les villages du Yel une légende concernant une telle créature. Say-tunn, est-ce là son nom ?
L’enfant haussa les épaules.
— Donnez-lui n’importe quel nom, vous la verrez croître en puissance. Refusez-les-lui tous, et elle s’affaiblira. J’y vois la Peur. La plus grande ennemie de l’Homme.
— Mais une amie précieuse pour qui sait s’en servir, fit observer Emshon d’Ariso.
— Pour un temps seulement, souligna Oladahn.
— Une traîtresse alliée, même pour ceux qu’elle aide le plus, renchérit l’enfant. Oh, quel n’est pas son désir d’être admise à Tanelorn !
— Ne peut-elle y entrer ?
— Rien que pour cette fois, elle va y être autorisée, parce qu’elle a quelque chose à offrir en échange.
— De quoi fait-elle commerce ? s’enquit Hawkmoon.
— D’âmes, vous ai-je dit. D’âmes. Regardez, je vais la laisser entrer. (Et l’enfant parut perdre de sa sérénité alors qu’il levait de nouveau son bâton.) Elle est en route maintenant, elle arrive des Limbes.